– Et lui, il joue bien ?
Voilà une phrase qui énervait Jack au plus haut point. C’est Germain, son grand cousin qui lui posait sans cesse cette question dès qu’un saxophoniste passait à la radio ou à la télévision. À chaque fois, ça ne loupait pas.
– Et lui, lui, il joue comment ?
Jack était adolescent à l’époque. Et sous prétexte qu’il prenait des cours de saxophone alto depuis quelques mois, il passait aux yeux de son presbyte de cousin pour le grand spécialiste de l’instrument.
– Et lui, t’en penses quoi ? C’est un bon ou non ?
Au début, Jack gentiment avait répondu du mieux qu’il le pouvait. En disant par exemple lorsque c’était le cas que « oui, il joue très bien ». Il essayait ensuite d’être précis et le plus pédagogue possible afin de faire partager au mieux son point de vue. Il parlait du son spécifique du musicien. De la douceur d’Al Cohn par exemple ou de la puissance d’Archie Sheep, de l’élégance de Stan Getz ou de l’animalité de Roland Kirk, de la fluidité de Paul Desmond ou du charme de Lester Young, des envolées démoniaques (il hésitait souvent avec le terme « paradisiaque ») de Charlie Parker.
Bref de sa particularité sonore, de son identité, de sa personnalité musicale.
De ce qui faisait que Jack savait reconnaître en quelques instants qui soufflait ainsi pour produire une telle sonorité. Il tentait aussi d’expliquer les improvisations. L’originalité de Coleman Hawkins, la créativité du phrasé de Yusef Lateef, l’inventivité rythmique de Sonny Rollins, la liberté sans limites de John Coltrane… Il faisait de son mieux pour tenter d’initier son cousin à son amour, sa sensibilité, son écoute, sa vision de cette musique qui le bouleversait tant. Mais l’autre, le grand Germain, une fois la question posée, n’écoutait qu’à peine la réponse. Jack découvrit très tôt grâce à lui une manie qu’il retrouva chez nombre d’adultes plus tard. Le goût prononcé de certains pour poser avec une feinte conviction une question à laquelle ils n’attendaient en réalité aucune réponse. Leur plaisir se concentrant apparemment sur la simple écoute de leur voix formulant une phrase donnant l’impression d’avoir acquis par le plus grand des hasards la forme interrogative. Et pourtant, ça ne manquait jamais, dès qu’un saxophone se faisait entendre. Jack y avait droit.
– Et lui, et lui, t’en penses quoi ?
Peu à peu, Jack se contentait de répondre par une toute petite réponse de rien du tout, du genre :
-Lui, il joue bien.
Où même juste pour s’amuser et sans argumenter davantage, il lançait un :
– Non, il est très mauvais.
Et finalement, cela ne changeait rien. Son cousin ne relevait même pas.
Et puis un jour, il trouva la solution. N’en pouvant vraiment plus de cette perpétuelle question idiote, Jack le regarda droit dans les yeux et lui répondit :
– Et, toi mon cousin Germain. Toi, qu’est-ce que tu en penses ? Trouves-tu qu’il joue bien ? Qu’est-ce que tu ressens lorsque tu l’écoutes ?
L’autre l’observa un peu étonné. Il fit une moue particulièrement disgracieuse. Et puis il détourna le regard ne semblant pas bien comprendre ce qui lui était demandé. Ce fût la dernière fois que ces deux-là parlèrent de jazz. À la plus grande satisfaction de Jack.
Parfois, il peut être bien compliqué de parler musique. Et si le silence était le commentaire le plus respectueux, le plus bel hommage que l’on pouvait lui rendre ? Voici une anecdote que Jack aime raconter :
Un jour une dame dans un dîner demande très sérieusement à Louis Armstrong :
– Monsieur Armstrong, qu’est-ce que le swing ?
– Madame, lui a répondu le musicien, si vous avez à le demander, je suis au regret de vous dire que vous ne le saurez jamais.